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INTRODUCTION
I
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Le téléviseur de demain

John était vraiment satisfait de son téléviseur. Il l’avait payé cher bien qu’il ne fût pas couleur. Mais la couleur, maintenant, c’était dépassé. John appréciait son appareil parce qu’il était unique en son genre.

Pourtant, comme tout téléviseur qui se respecte, il retransmettait toutes les émis­sions, depuis les abominables publicités jusqu’aux matches sportifs, en passant par les émissions artistiques et les films. Ce n’était pas cela qui le différenciait des autres téléviseurs, mais uniquement la singularité de ne pas donner les actualités du jour, mais celles du lendemain…

Pensez ! Quelle merveille de savoir ce qu’il allait se passer dans le monde le lendemain, vingt-quatre heures à l’avance. John avait le loisir d’être sur les lieux des accidents, des hold-up, des manifestations les plus impromptues. Il pouvait aussi profiter des privilèges que lui conférait ce merveilleux téléviseur. Et, dès qu’il en eut récolté les fruits, il cessa tout bonnement de travailler. A quoi bon, désormais ?

Il avait acheté un petit portefeuille d’actions en bourse et, comme il connaissait à l’avance le sens des fluctuations des cours depuis la veille, il pouvait à loisir concocter quelque menue opération lucrative. Oh, il n’abusait pas de cet insigne avantage de peur d’attirer l’attention sur la constante opportunité de ses transferts. Par petits montants assez intelligemment répartis, il avait accumulé un petit pécule rondelet, habilement placé dans divers comptes en banque. Il se disait rentier et le fisc ne lui faisait pas d’ennui tant il avait soin de payer ses impôts avant terme histoire de bien montrer sa soumission aux obligations civiles. Il vivait une vie bien tranquille, pas trop ostentatoire ; alors qu’à sa place, quelque inconscient aurait pu se rendre coupable d’un monceau de bêtises toutes susceptibles de révéler son secret.

Ce jour-là, comme à l’accoutumée, John venait de faire un petit tour dans la ville grouillante au volant de son Impala bien nickelée, bien briquée et munie de tous les gadgets inutiles que se doit de posséder un char américain. Il l’avait achetée à crédit pour faire comme tout le monde. Rentré dans son appartement qu’il louait depuis 15 ans, il s’installa avec un soupir de satisfaction dans son grand fauteuil moelleux, ouvrit son bar en teck et prit un petit verre de son scotch favori. Puis il commanda l’allumage de sa TV à distance. Rien. Aucune réaction ! Pas une lampe ne grésilla, c’était le silence total.

Quand John, après quelques minutes de réflexion, eut compris que cette panne allait durer, il ne perdit pas son sang-froid et enfila un manteau.

Il sortit faire ses provisions et acheta un paquet de bougies. Celles-ci lui seraient bien utiles demain, le 9 novembre 1965, quand New York subirait la plus longue interruption électrique de son histoire et serait plongée dans une complète obscurité.

Michel GRANGER

Publié in Le Courrier de Saône & Loire Dimanche du 24 septembre 1989.
Dernière mise à jour : 22 avril 2011.


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